vendredi, avril 01, 2005

Rétrospectives sur le Liban

L’étude d’Elisabeth Picard, dont les extraits qui suivent, entre autre, complète les explications du renforcement du communautarisme politique au Liban par l'examen des thèses abondamment débattues à Beyrouth, selon lesquelles l'adoption d'un mode de représentation laïque, basé sur une majorité démographique, comporte un sérieux risque de dérive totalitaire.

Les habits neufs du communautarisme libanais
Elisabeth Picard
automne 2001


On surprendrait vivement les leaders politiques libanais de l'avant-guerre, les Pierre Gemayel, les Rachid Karamé, les Camille Chamoun et autres Kamal Junblat - Allah yarhamôn - en leur apprenant que le "confessionnalisme", la structuration de la société en communautés religieuses régies par leur droit privé spécifique, n'est plus guère contesté aujourd'hui à Beyrouth. Et plus encore en constatant que le "communautarisme politique", soit l'inscription de la division communautaire dans le système constitutionnel du pays, est sorti renforcé de quinze années de guerre. Avec l'avenir des Palestiniens et la satisfaction des ambitions de son voisin syrien, la question de la levée de l'emprise communautaire sur l'Etat avait été un enjeu majeur des années 1970, un objet de discorde entre ces leaders, et une cause de l'embrasement du Liban. […] Or, depuis l'adoption de la nouvelle Loi constitutionnelle du 21 septembre 1990, les critiques envers le communautarisme politique se sont considérablement atténuées, et les demandes de laïcisation du droit personnel ou de séparation du religieux et du politique se sont faites rares. Lorsqu'elles sont exprimées, elles sont parfois accueillies avec mépris. Ainsi l'ancien président du Conseil, Salim el-Hoss, adversaire obstiné du communautarisme politique, est-il soupçonné de "[faire] du confessionnalisme sommaire". Souvent, elles sont contrées avec l'aplomb de ceux qui se savent porteurs d'une opinion majoritaire et défenseurs d'un système établi. Dans le Liban d'après-guerre, le communautarisme va de soi ; il reflète l'état de la société ; il assure le fonctionnement de l'Etat. Le remettre en cause serait dangereux pour l'équilibre du pays, ou tout simplement impossible au vu du rapport des forces sociales et politiques.
[…]
La réhabilitation de l'ethnicité A la veille de la guerre du Liban, à l'époque dite "moderne", la structuration communautaire de la société libanaise était souvent considérée comme un phénomène honteux, et l'organisation communautaire de l'Etat comme un regrettable vestige des époques ottomane et mandataire. Dans un contexte de croissance économique et de changement social rapide, les comportements laïques, c'est-à-dire détachés du lien communautaire, s'affichaient. […] De plus, les idéologies laïcisantes gagnaient en influence, véhiculées par la résistance palestinienne, par les échos de mai 1968 dans les milieux étudiants et plus encore par l'adoption de modèles occidentaux. […]


La Syrie qui voulait abolir le communautarisme au Liban…

La Syrie, ensuite, trouvait dans la formule de Taëf la consécration d'un maintien illimité de son contrôle militaire sur le Liban. Car, tout en approuvant la restauration du système communautaire et en marquant sa sollicitude pour les chefs de communautés, religieux et politiques, elle obtenait l'insertion, dans le chapitre des réformes, d'une exigence ferme d'abolition du communautarisme politique, abolition à laquelle elle conditionnait le retrait de ses forces. En somme, la pérennisation du communautarisme assurait la pérennisation de son occupation. […]


Les tyrannies (laïques) minoritaires…

La première thèse consiste à opposer les voies constitutionnelles choisies par différents Etats successeurs de l'Empire Ottoman au Moyen-Orient, le Liban d'une part, les autres Etats arabes de l'autre, après la décolonisation. Alors que le premier faisait accéder les communautés à la représentation politique, reprenant en le transformant le système des millet, les autres récusaient ce mode d'organisation "traditionnel" (de même que le tribalisme). Pour accéder à la modernité, ils choisissaient théoriquement la voie de la sécularisation et de l'intégration nationale, celle dans laquelle les citoyens égaux en droits et en devoirs ont l'Etat pour interlocuteur. En principe, donc, la majorité politique de ces pays est dessinée par la seule loi du nombre. En pratique, leur sécularisation est incomplète, puisque l'islam ou la sharî'a figurent, à un titre ou un autre, dans toutes les constitutions du monde arabe. Surtout, la plupart de ces systèmes, loin d'assurer une compétition équitable, favorisent la domination d'une communauté (un segment ethnique ou religieux de la population) sur les autres. Ainsi, la soi-disant sécularisation d'Etats comme la Syrie ou l'Iraq masque un système de préférence et d'exclusion communautaire plus virulent que le communautarisme institutionnalisé, parce qu'il échappe à la régulation constitutionnelle. En dénonçant le caractère dictatorial de régimes "modernes" et sécularisés, en proclamant même que le Liban est le seul Etat de la région qui a échappé au totalitarisme, les défenseurs du communautarisme politique mettent l'accent sur un autre problème : celui du déficit démocratique. Or, ce n'est pas parce qu'ils sont laïques que ces régimes arabes sont dictatoriaux, mais plutôt parce qu'ils ne le sont qu'en façade et, qu'au fond, ils sont farouchement communautaristes. Ils ont dévoyé le principe laïque de la séparation du religieux et du politique en identifiant l'Etat à une seule communauté ; ils ont transformé le principe démocratique "un homme, un vote" en un plébiscite sans choix; ils ont "dé-politisé" les opposants au système en les excluant d'une nation pour le moins hypothétique. Mais, pour aigu qu'il soit dans ces régimes patrimoniaux et militarisés, le problème de la démocratie ne se pose pas moins en régime communautaire. La différence confessionnelle induit l'inégalité face à l'Etat, comme c'était le cas dans le Liban avant la guerre. La communauté risque, elle aussi, d'imposer à l'individu sa propre forme d'enfermement totalitaire, celle qui s'est développée durant la guerre avec le système des milices.


Les tyrannies (religieuses) majoritaires…

La seconde thèse conduit à soupçonner, derrière les demandes de laïcisation et d'adoption de la majorité du nombre, l'ambition dictatoriale d'une majorité sociologique, celle d'une communauté, qui chercherait à imposer à l'ensemble de la population son système de sens et de droit. La communauté visée est la communauté chiite. Toute polémique mise à part et toute supputation sur les chiffres écartée, celle-ci est unanimement reconnue comme la plus nombreuse, et donc comme sociologiquement (mais non démographiquement ; elle représente moins de 50% de la population) majoritaire. C'est un fait que, dans le Liban des années 1990, la demande de déconfessionnalisation est formulée surtout par deux ténors : Georges Corm, d'une part, parce qu'il est un adversaire implacable des dictatures miliciennes. Et, d'autre part, le Hizb Allah, assuré qu'il est de son hégémonie en milieu chiite après sa victoire militaire sur Amal en 1990 et son succès aux législatives de l'été 1992. Certes, le projet politique du Hizb est fluctuant. Il varie en fonction du rapport de forces au sein du Majlis el-shûra, son conseil directeur, de ses relations avec le gouvernement, et surtout d'une stratégie inscrite dans le triangle étatique Syrie-Iran-Israël. N'empêche que les Islamistes se caractérisent partout par leur demande d'application de la sharî'a, y compris l'application d'un statut spécifique aux Gens du Livre. Par la loi du nombre, le Liban "laïque" risquerait de se voir transformé en République islamique. […]